19 Mars 2025
Rabia // De Mareike Engelhardt. Avec Megan Northam, Lubna Azabal et Klara Wöedermann.
Certains films marquent durablement, non par leur spectacle ou leur mise en scène spectaculaire, mais par leur capacité à exposer une réalité difficile à regarder en face. Rabia, réalisé par Mareike Engelhardt, fait partie de ceux-là. Inspiré de témoignages réels, il s’intéresse au parcours de jeunes femmes occidentales qui, en quête de sens ou d’appartenance, ont rejoint Daech en Syrie, persuadées d’y trouver un idéal.
Poussée par les promesses d’une nouvelle vie, Jessica, une Française de 19 ans, part pour la Syrie rejoindre Daech. Arrivée à Raqqa, elle intègre une maison de futures épouses de combattants et se retrouve vite prisonnière de Madame, la charismatique directrice qui tient les lieux d’une main de fer.
À travers le regard de Jessica, une Française de 19 ans, le film dissèque les mécanismes de l’embrigadement et de la manipulation psychologique, révélant un univers oppressant où l’illusion d’un avenir meilleur se transforme rapidement en cauchemar. Jessica n’est pas un personnage hors du commun. Elle pourrait être n’importe quelle jeune femme en quête d’identité, se sentant étrangère dans son propre pays, cherchant à donner un sens à son existence.
Son départ pour la Syrie ne repose pas uniquement sur des convictions religieuses, mais aussi sur une aspiration profonde à appartenir à quelque chose de plus grand, à trouver une communauté, une place dans le monde. Aux côtés de son amie Laïla, elle s’envole vers Raqqa, croyant embrasser un idéal qu’elle ne comprend pas totalement. Mais dès leur arrivée, la désillusion est brutale : passeports et téléphones confisqués, nouvelles identités imposées, enfermement dans une « maison » où elles sont préparées à devenir des épouses soumises.
Le film ne tombe pas dans le piège du sensationnalisme. Il ne cherche pas à choquer par des images de violence extrême mais installe un malaise plus insidieux, plus profond. L’horreur n’est pas uniquement physique, elle est psychologique, distillée au fil des scènes, renforcée par des dialogues qui illustrent parfaitement la manière dont ces jeunes femmes sont peu à peu dépossédées d’elles-mêmes. Au cœur de ce système, une figure domine : Madame, incarnée par Lubna Azabal. Ce personnage incarne une forme de contrôle total, un mélange de douceur maternelle et de tyrannie implacable.
Elle ne crie pas, elle n’ordonne pas brutalement, mais exerce une influence psychologique qui broie progressivement ses proies. Elle est la gardienne d’un système où les femmes sont réduites à des rôles bien définis : épouses, mères, instruments au service d’une idéologie qui les dépasse. Ce qui rend Madame terrifiante, c’est la conviction avec laquelle elle opère. Elle ne semble pas animée par la cruauté pure, mais par une foi absolue en ce qu’elle impose. Pour elle, ces jeunes femmes ne sont pas des victimes, elles sont des élues, appelées à un destin prétendument grandiose.
Pourtant, derrière son calme, une brutalité froide affleure, rappelant que dans ce monde, la moindre hésitation, le moindre signe de rébellion peut être fatal. Lubna Azabal apporte à ce rôle une intensité troublante. Son jeu oscille entre bienveillance feinte et autorité implacable, rendant le personnage d’autant plus effrayant. Face à elle, Meghan Northam, qui interprète Jessica, livre une performance nuancée, capturant la transformation progressive de son personnage, d’abord naïve et idéaliste, puis désillusionnée et enfin, brisée.
Mareike Engelhardt opte pour une mise en scène sobre mais redoutablement efficace. L’espace est cloisonné, donnant une impression d’enfermement constant. Peu de diversité dans les décors, un choix qui peut sembler répétitif mais qui renforce cette sensation d’étouffement, comme si toute échappatoire était impossible. La caméra capte chaque regard, chaque silence pesant, laissant parfois le hors-champ suggérer l’horreur plus qu’il ne la montre. L’ambiance sonore joue également un rôle clé. Peu de musique, des bruits sourds, des voix murmurées, des ordres susurrés qui laissent transparaître une menace latente.
Tout cela contribue à une tension permanente, où l’angoisse se diffuse progressivement, sans explosion soudaine, mais avec une implacabilité dérangeante. L’une des forces du film réside dans l’évolution de Jessica. Au début, elle semble convaincue du bien-fondé de son choix, fascinée par cette nouvelle vie. Mais peu à peu, les fissures apparaissent. La promesse d’un avenir glorieux se transforme en un quotidien de soumission, où chaque décision lui échappe.
Pourtant, malgré la peur et l’oppression, un instinct de survie finit par émerger. Ce moment de bascule est traité avec justesse, sans héroïsme exagéré, mais avec une vérité brute : prendre conscience de l’horreur ne signifie pas forcément pouvoir y échapper. C’est là que Rabia se démarque d’autres films traitant de la radicalisation. Il ne propose pas de réponses simples, ne cherche pas à expliquer de manière didactique pourquoi certaines jeunes femmes font ce choix. Il se contente de montrer, d’exposer une réalité complexe où les notions de bien et de mal s’entremêlent jusqu’à devenir indissociables.
Il serait facile de réduire Rabia à un simple film sur la radicalisation, mais ce serait passer à côté de son essence. Il ne s’agit pas seulement de raconter l’histoire de Jessica, mais de mettre en lumière un système où la manipulation mentale est une arme aussi puissante que les armes physiques. Le film ne cherche pas à juger, il invite à réfléchir. Pourquoi certaines jeunes femmes, pourtant nées dans des sociétés démocratiques, en arrivent-elles à rejeter leur pays au point de s’enfermer dans un monde où elles ne sont plus que des objets ? La question est posée, mais la réponse, elle, reste en suspens.
Loin des clichés manichéens, Rabia brosse un portrait nuancé de ces trajectoires brisées. Jessica n’est ni totalement victime, ni totalement coupable. Elle est un être humain confronté à un engrenage dont elle ne mesure les conséquences que trop tard. C’est aussi ce qui rend le film si percutant : il rappelle que derrière chaque histoire de radicalisation, il y a un individu, avec ses failles, ses espoirs, ses désillusions. Rabia n’est pas un film à regarder à la légère.
Il ne laisse pas indemne et soulève des questionnements profonds sur la fragilité des esprits en quête de sens, sur le pouvoir de la manipulation et sur la difficulté de se libérer d’un système qui broie ceux qui y entrent. La performance des actrices, la mise en scène maîtrisée et l’intelligence du propos en font une œuvre marquante. Ce n’est pas un film qui apporte des réponses, mais un film qui oblige à s’interroger. Il met en lumière une réalité dont il est difficile de parler, mais qu’il est pourtant essentiel de ne pas ignorer.
Note : 6.5/10. En bref, une plongée dans un monde où l’embrigadement détruit les âmes, où la liberté se paie cher, et où, parfois, la seule échappatoire est de ne jamais y entrer.
Sorti le 27 novembre 2024 au cinéma - Disponible en VOD
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