Critique Ciné : Miséricorde (2024)

Critique Ciné : Miséricorde (2024)

Miséricorde // De Alain Guiraudie. Avec Félix Kysyl, Catherine Frot et Jean-Baptiste Durand.

 

Dans Miséricorde, Alain Guiraudie (L’inconnu du lac) livre une œuvre à la fois touchante et provocante, dans laquelle il tisse une intrigue entre tragédie et burlesque avec une finesse rare. Ce film, loin des conventions habituelles, est une expérience cinématographique audacieuse, ancrée dans un cadre rural où la banalité du quotidien côtoie la profondeur de sentiments souvent troublants. Guiraudie met en scène des personnages ordinaires dont l’intensité des émotions brise les limites de leurs fonctions sociales et de leurs relations habituelles. Ce film n'est pas seulement une exploration du désir, mais aussi une réflexion sur la possession et l’angoisse de perdre l’autre. Dès les premières scènes, le film plonge le spectateur dans une ambiance où chaque rencontre, même la plus banale, peut rapidement basculer dans le drame, le grotesque ou la sensualité. 

 

Jérémie revient à Saint-Martial pour l’enterrement de son ancien patron boulanger. Il s'installe quelques jours chez Martine, sa veuve. Mais entre une disparition mystérieuse, un voisin menaçant et un abbé aux intentions étranges, son court séjour au village prend une tournure inattendue...

 

C’est une exploration des âmes humaines et de leurs recoins les plus sombres, une caractéristique que Guiraudie manie avec une habileté inégalée. Miséricorde parle de deuil – de l'enfance, du désir, et de l'innocence – avec une subtilité qui fait de chaque personnage un miroir d’émotions contradictoires. Chacun porte en lui un désir qui le consume, souvent sans réponse, et c’est cette tension, tantôt ludique, tantôt oppressante, qui donne au film son souffle. Le choix d’un village isolé dans l’Aveyron comme décor principal est tout sauf anodin. La ruralité, omniprésente, devient presque un personnage en soi, symbolisant un monde où la solitude et les rencontres fortuites créent des opportunités d’intimité parfois dérangeantes. Guiraudie utilise la forêt, les sentiers étroits et les maisons vieillissantes pour instaurer un climat à la fois familier et angoissant. 

 

Il crée ainsi une géographie marquée, qui délimite l’espace des personnages et cadre leurs tensions et malaises, tout en apportant une dimension poétique à ce thriller singulier. On pourrait presque sentir l’humidité des sous-bois et le parfum du pastis flottant dans l’air. Les espaces se succèdent comme des scènes de théâtre, avec une précision qui donne une puissance évocatrice unique à chaque plan. L’automne teinte chaque scène de ses couleurs mélancoliques, et ces décors, tantôt écrasants, tantôt libérateurs, deviennent le théâtre des interactions de personnages complexes qui peinent à trouver une véritable connexion, capturés entre leurs désirs et leurs tourments. Alain Guiraudie aborde des thèmes graves, comme la culpabilité, la sexualité et l’homosexualité, mais sans sombrer dans le pathos ou l'érotisation facile.

 

 Sa manière de dépeindre ces aspects de l’intimité humaine reste frontale, décalée, et d'une franchise qui évite les pièges de la provocation gratuite. Il arrive à capter la banalité des corps et la beauté des imperfections, rendant ses personnages profondément humains, loin des clichés souvent associés au désir homosexuel ou à la ruralité. L’humour est omniprésent, avec un décalage qui, loin d’alléger le propos, le rend d’autant plus mordant. Ce regard unique, presque ironique, sur la condition humaine et ses contradictions est la marque de fabrique de Guiraudie. À travers des situations triviales, il laisse affleurer des vérités sur les aspirations humaines, qui résonnent avec un public avide d’authenticité. Miséricorde réconcilie la comédie et la tragédie, avec un naturel désarmant, même dans les situations les plus tendues.

 

Le casting de Miséricorde est en symbiose totale avec la vision de Guiraudie. Les acteurs, dont beaucoup ne sont pas des visages familiers du grand écran, excellent par un jeu direct et sincère. Jacques Develay, dans son rôle de prêtre ambigu, impressionne par une scène qui restera gravée dans la mémoire des cinéphiles, apportant à son personnage une profondeur insoupçonnée. Catherine Frot, réinventée pour l’occasion, campe une veuve boulangère qui, malgré son apparente simplicité, surprend par son intensité. Felix Kysyl mérite une mention spéciale pour son interprétation pleine de nuances d’un personnage déchiré par des pulsions contradictoires. Il parvient à capturer l’essence de ce monde où le désir est omniprésent, toujours en tension, rarement assouvi. Chaque acteur apporte une touche personnelle qui donne vie à l'univers ambigu et foisonnant de Guiraudie, sans jamais céder à l'excès ou à la caricature.

 

Miséricorde est bien plus qu’un simple film ; il s’agit d’une proposition cinématographique inédite, qui rompt avec les conventions narratives et esthétiques du cinéma français contemporain. Le talent de Guiraudie réside dans cette capacité à nous plonger dans un monde où l'étrangeté se glisse dans le quotidien, où chaque geste anodin peut basculer vers l’inattendu. Rien n'est laissé au hasard, et chaque scène semble minutieusement conçue pour capturer l'essence de la condition humaine. La beauté de Miséricorde réside dans son audace et son absence totale de compromis. Ce film, à la fois tragique et comique, lourd de sens et léger, dévoile la complexité du désir et des relations humaines avec une authenticité rare. Pour ceux qui osent se plonger dans l’univers singulier de Guiraudie, Miséricorde est une œuvre qui résonnera bien après la séance, une expérience où l’émotion brute se mêle à une réflexion profonde sur l’humanité.

 

En somme, Miséricorde est un film qui marque, qui questionne, et qui laisse une impression durable. Grâce à une mise en scène maîtrisée, des personnages mémorables et une exploration audacieuse des sentiments humains, Alain Guiraudie signe ici un chef-d’œuvre du cinéma d’auteur contemporain.

 

Note : 9/10. En bref, une tragédie burlesque où la culpabilité flirte avec l’ordinaire. 

Sorti le 16 octobre 2024 au cinéma

 

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