Critique Ciné : Le Joueur de Jo (2025)

Critique Ciné : Le Joueur de Jo (2025)

Le Joueur de Go // De Kazuya Shiraishi. Avec Tsuyoshi Kusanagi, Kaya Kiyohara et Taishi Nakagawa.

 

Plonger dans Le Joueur de Go, c’est accepter un voyage lent, profondément enraciné dans l’histoire d’un Japon féodal aussi raffiné que brutal. Kazuya Shiraishi, dont le nom reste encore méconnu pour une partie du public francophone, propose ici un film ancré dans la tradition du chambara, tout en apportant une dimension plus introspective, presque contemplative. On y retrouve les grandes lignes du genre — sabres, silence, honneur et vengeance — mais traversées par un souffle différent, plus posé, presque méditatif. Le récit s’ouvre dans un quartier des plaisirs de l’ère Edo, cet espace flottant entre rêve et réalité que les estampes japonaises ont souvent immortalisé.

 

Ancien samouraï, Yanagida mène une vie modeste avec sa fille à Edo et dédie ses journées au jeu de go avec une dignité qui force le respect. Quand son honneur est bafoué par des accusations calomnieuses, il décide d'utiliser ses talents de stratège pour mener combat et obtenir réparation...

 

Là, un homme au regard calme mais chargé d’histoire tente de survivre. Yanagida, rônin au passé trouble, vit modestement avec sa fille Okinu. Déchu de sa caste pour une affaire injuste, il taille des sceaux pour gagner quelques pièces pendant que sa fille coud dans l’ombre discrète des maisons closes. Loin du sabre et de la gloire passée, c’est pourtant autour d’un jeu, le go, qu’il va renouer avec son destin. Le film prend le temps d’installer son ambiance, ce qui pourra en désarçonner certains. Les parties de go sont nombreuses, longues, parfois hermétiques pour qui ne connaît rien à ce jeu de stratégie. 

 

Mais à mesure que l’intrigue se tisse, ces moments gagnent en densité symbolique. Chaque pierre posée sur le plateau semble porter le poids d’un passé, d’une blessure, d’une vengeance à venir. Car Yanagida n’est pas qu’un joueur. Il reste avant tout un samouraï, dont le sens de l’honneur, bien que refoulé, ne demande qu’à ressurgir. C’est justement dans ce rapport à l’honneur que Le Joueur de Go trouve sa tension dramatique. Yanagida, campé avec une dignité silencieuse par Tsuyoshi Kusanagi, incarne cet homme brisé mais jamais effacé. Son parcours est marqué par une forme de résistance intérieure, une fidélité à un code de conduite qui semble dépassé mais auquel il s’accroche. 

 

Il y a dans ce personnage une belle mélancolie, celle de ceux qui refusent de renier ce qu’ils sont malgré l’humiliation ou la pauvreté. À ses côtés, d’autres figures viennent enrichir le tableau. Genbei, usurier au caractère bien trempé, apporte une énergie plus cynique et terrienne. C’est un personnage qui commence comme une caricature : dur, méprisé, presque ridicule. Mais au fil de ses échanges avec Yanagida, une transformation s’opère. Genbei découvre dans le go — et dans la droiture de son adversaire — une autre façon de voir le monde. Cette évolution rend le film plus nuancé, loin d’un manichéisme trop simpliste.

 

La relation entre Okinu et Yakichi, le jeune employé un peu naïf mais attachant, ouvre une parenthèse plus lumineuse. Elle rappelle que même dans un monde où tout semble dicté par la caste, le devoir ou la survie, il existe encore des espaces pour la tendresse, la complicité, l’amour naissant. Mais si Le Joueur de Go capte autant, c’est aussi par sa mise en scène. Les images, qu’elles soient en extérieur sous les ciels d’Edo ou dans les intérieurs éclairés à la bougie, sont soigneusement composées. La lumière, les textures, les mouvements de caméra lents mais assurés participent à cette sensation de temps suspendu. Il y a dans ce film une volonté évidente de ne pas précipiter les choses. 

 

Le rythme épouse celui du jeu : lent, méthodique, implacable. Le Japon qui est montré ici n’est pas idéalisé. Il est dur, hiérarchisé, souvent injuste. Les maîtres ont pouvoir de vie et de mort sur leurs subalternes, les femmes sont reléguées à des rôles utilitaires, parfois brutaux, et la moindre entorse au code de l’honneur peut entraîner une issue tragique. La patronne du bordel, personnage secondaire mais marquant, incarne bien cette ambivalence. Froide et autoritaire, elle agit surtout par nécessité, dans un système où la compassion est un luxe.

 

La violence, bien que présente, est utilisée avec parcimonie. Pas de surenchère ici : chaque duel, chaque éclat de sabre est pesé. Ce choix de retenue donne plus de poids aux moments d’action. Lorsqu’elle surgit, elle choque, justement parce qu’elle n’est pas banalisée. Le sang n’est pas là pour faire spectacle mais pour rappeler les conséquences d’un affront, d’une trahison, d’un passé qui refuse de s’effacer. Le film atteint une autre dimension lorsqu’il se rapproche d’un certain théâtre classique japonais. Il y a dans la structure narrative, dans les rapports entre les personnages, quelque chose de presque shakespearien. 

 

Les rivalités, les trahisons, les quiproquos trouvent une forme d’écho universel, même dans cet univers si marqué culturellement. Certes, tout n’est pas parfait. Le début du film peut paraître long. Ceux qui ne sont pas familiers avec le jeu de go risquent de se sentir exclus d’une partie du récit. Et certains personnages secondaires manquent parfois de consistance. Mais ces faiblesses sont compensées par une cohérence globale, une esthétique maîtrisée et une vraie sincérité dans le propos. À travers cette œuvre, Kazuya Shiraishi semble vouloir renouer avec un certain cinéma japonais d’une autre époque, sans chercher à l’imiter totalement. 

 

Le clin d'œil à Akira Kurosawa est évident, mais l’influence est digérée, intégrée, jamais mimétique. Il y a ici une vraie volonté de revisiter le passé tout en gardant une voix propre. Le Joueur de Go n’est pas un film qui cherche à impressionner. Il préfère suggérer, effleurer, inviter à l’observation. Il parle d’honneur, de vengeance, de transmission, tout en dressant un portrait sensible d’un monde en mutation. La féodalité y est montrée dans toute sa complexité : fascinante par son raffinement, cruelle dans ses structures. Au final, c’est un film à découvrir sans attente de spectaculaire, mais avec le goût du détail et de la patience. 

 

Ceux qui prendront le temps d’en apprécier la lente montée dramatique y trouveront un récit riche, servi par des personnages attachants et une reconstitution historique soignée. Un beau moment de cinéma, pour peu qu’on accepte de se laisser porter.

 

Note : 7.5/10. En bref, entre esthétisme feutré et quête d'honneur dans le Japon féodal. Un film de toute beauté qui prend son envol dans sa seconde partie. 

Sorti le 26 mars 2025 au cinéma

 

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