11 Avril 2025
La Jeune Femme à l’Aiguille // De Magnus von Horn. Avec Victoria Carmen Sonne, Trine Dyrholm et Besir Zeciri.
Dans La Jeune Femme à l’Aiguille, Magnus von Horn abandonne les lumières contemporaines et les néons explorés dans Sweat pour s’immerger dans une époque autrement plus austère : le Copenhague de 1918, marqué par l’après-guerre, la pauvreté et le silence des marginaux. Ce virage artistique, soutenu par une photographie en noir et blanc très affirmée, installe une atmosphère pesante, presque suffocante, dans laquelle évolue une jeune ouvrière sans ressources, livrée à un monde indifférent, voire hostile. Le film suit cette femme enceinte, rejetée par l’homme qui l’a mise dans cette situation, et que le destin mène à croiser le chemin d’une responsable d’agence d’adoption.
Copenhague, 1918. Karoline, une jeune ouvrière, lutte pour survivre Alors qu’elle tombe enceinte, elle rencontre Dagmar, une femme charismatique qui dirige une agence d'adoption clandestine. Un lien fort se crée entre les deux femmes et Karoline accepte un rôle de nourrice à ses côtés.
Ce point de départ aurait pu ouvrir la voie à une réflexion sociale ou à une peinture intime des conditions de vie des femmes à cette époque. Mais très vite, le récit prend une tournure autrement plus dérangeante. Ce qui commence comme une chronique sombre de la survie glisse peu à peu vers une fable cauchemardesque, où la noirceur morale semble avoir englouti toute possibilité de salut Il est impossible d’ignorer l’impact visuel du film. Le noir et blanc, couplé à une bande sonore oppressante, forge un univers dense, où chaque détail contribue à faire naître un sentiment de malaise.
Certaines séquences évoquent d’ailleurs le travail d’un Béla Tarr dans la manière d’étirer le temps, de scruter la souffrance, de noyer les personnages dans un décor désolé. Mais là où Tarr laisse planer le doute ou la lente contemplation, von Horn semble parfois vouloir forcer le trait, insister à coups d’effets sonores lourds et de scènes volontairement dures. Cela crée une rupture entre la puissance de la forme et l’équilibre du fond. Car à mesure que l’histoire avance, un déséquilibre s’installe. L’envie de choquer prend le pas sur la cohérence du propos. Il y a une certaine complaisance dans le traitement de la douleur, dans l’accumulation des épreuves infligées à l’héroïne, comme si la seule manière d’appuyer un message était d’en multiplier les coups de massue.
Cette stratégie dramatique, si elle capte l’attention, peut aussi fatiguer, voire distancier. À force de tirer vers le grotesque, certaines scènes basculent dans une forme d’irréalité difficile à embrasser émotionnellement. Victoria Carmen Sonne porte le film à bout de bras. Sa performance, tout en retenue, fait ressentir la fatigue, l’abandon, la résistance muette. C’est une actrice dont le regard suffit à dire ce que le scénario n’ose pas toujours exprimer. Pourtant, malgré son implication, l’évolution de son personnage reste écrasée par le dispositif narratif. Tout semble lui arriver sans jamais vraiment venir d’elle. On la suit plus qu’on ne la comprend.
Face à elle, Trine Dyrholm livre une prestation glaçante. Son personnage, à la fois maternant et glaçant, installe une tension qui confère au film une vraie densité dramatique. Ce paradoxe – faire du personnage le plus aimable en apparence le plus dérangeant – est sans doute l’élément le plus réussi du film. C’est ici que La Jeune Femme à l’Aiguille touche du doigt quelque chose de plus profond, un trouble moral, une ambiguïté qui dépasse la simple dénonciation ou l'illustration misérabiliste. Ce qui frappe surtout, c’est la difficulté du film à faire cohabiter ses ambitions. Entre le drame social, le portrait de femme, la fable cruelle et le film d’horreur psychologique, von Horn semble vouloir tout dire, tout montrer, tout éprouver.
Cette volonté de plonger dans les ténèbres, sans filtre ni digression, a quelque chose d’honorable, mais elle finit par noyer les enjeux. Les thématiques — maternité, solitude, domination, précarité — sont là, mais toujours reléguées au second plan au profit d’une esthétique du choc. Il y a une tentation d’ériger cette œuvre en cri politique, en appel à la conscience autour de sujets comme l’avortement ou l’exploitation des femmes. Mais ces causes, si elles sont en toile de fond, ne semblent pas vraiment portées. Elles servent plutôt de prétexte à un récit qui préfère explorer les recoins sombres de l’âme humaine plutôt que de mettre en lumière des systèmes oppressifs.
Ce film laisse donc une impression ambivalente. Il capte par sa mise en scène, par son atmosphère poisseuse, par sa capacité à créer un malaise durable. Mais cette même maîtrise esthétique devient parfois un piège, une forme d’enfermement qui empêche l’émotion de circuler. Les scènes-chocs, bien que marquantes, ne sont jamais vraiment suivies d’un temps de respiration ou d’analyse. Elles s'enchaînent comme des tableaux figés dans une souffrance muette. Le choix du noir et blanc, s’il magnifie certains plans, participe aussi à cette sensation d’irréalité. Cela fonctionne comme un filtre esthétique qui crée de la distance. On regarde plus qu’on ne vit avec les personnages.
On ressent une forme de détresse, certes, mais on peine à y adhérer pleinement tant la mise en scène semble vouloir maintenir le spectateur à une place de témoin impuissant. La Jeune Femme à l’Aiguille est un film difficile à classer, ni totalement raté, ni véritablement abouti. Il touche à des zones sensibles, dérangeantes, et interroge moins la société que l’inhumanité qu’elle peut générer. Il y a là une vraie proposition de cinéma, mais qui vacille trop souvent entre le besoin d’affirmer une vision d’auteur et celui de faire ressentir une réalité. Ce déséquilibre en fait une œuvre déroutante, parfois pesante, parfois troublante, qui laisse surtout un sentiment de flottement.
Note : 6/10. En bref, ce qui aurait pu être un portrait bouleversant d’une femme en lutte contre l’injustice devient, par instants, un théâtre de l’horreur où la monstruosité morale prend toute la place. Cela peut fasciner, mais aussi désarmer. Et si l’intention semble sincère, la méthode choisie laisse souvent sur le seuil de l’histoire, sans possibilité d’en franchir pleinement la porte.
Sorti le 9 avril 2025 au cinéma
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