16 Avril 2025
Sinners // De Ryan Coogler. Avec Michael B. Jordan, Hailee Steinfeld et Miles Caton.
Il arrive parfois qu’un film ne se contente pas de raconter une histoire. Il convoque une époque, questionne une mémoire collective et nous pousse à regarder autrement un genre qu’on croyait figé. Sinners, le dernier long métrage réalisé par Ryan Coogler, entre pleinement dans cette catégorie. Ce n’est pas seulement un film de vampires, ni seulement un récit d’époque. C’est un objet hybride, surprenant et profondément habité, qui traverse les codes du cinéma pour mieux en révéler les fissures. L’action se situe dans le Mississippi des années 1930, un Sud encore marqué par la ségrégation, où les lois Jim Crow régissent l’existence des communautés noires.
Alors qu’ils cherchent à s’affranchir d’un lourd passé, deux frères jumeaux reviennent dans leur ville natale pour repartir à zéro. Mais ils comprennent qu’une puissance maléfique bien plus redoutable guette leur retour avec impatience…
« À force de danser avec le diable, un beau jour, il viendra te chercher chez toi. »
À cette époque, près de 70 ans après l’abolition officielle de l’esclavage, la réalité quotidienne reste celle de l’exploitation, du racisme et de la peur. Pourtant, dans cette Amérique fracturée, des espaces de résistance culturelle émergent. L’un de ces bastions sera un juke joint, un lieu où la musique, la danse et la communauté deviennent des armes face à l’oppression. Ce sont deux frères jumeaux, Smoke et Stack, qui en sont à l’origine. De retour dans leur ville natale après avoir fui un père violent et frayé avec la pègre de Chicago, ils apportent avec eux l’envie de bâtir quelque chose.
Leur rêve est simple, mais risqué : créer un lieu à eux, loin du regard des blancs, un espace de liberté et de fête. Michael B. Jordan, dans un double rôle tout en subtilité, incarne ces deux figures avec une aisance qui fait oublier le jeu technique derrière la performance. Au fil des premières scènes, Sinners déploie un monde vibrant où la musique structure les rapports humains autant qu’elle convoque les esprits. Le personnage de Sammie, jeune prodige du blues, est l’incarnation de cette idée. Fils de pasteur, guitariste inspiré, il est porteur d’un feu intérieur capable, littéralement, de traverser les dimensions.
Une croyance ancienne, évoquée dans le film, veut que certains musiciens puissent, par leur talent, ouvrir une brèche entre les vivants et les morts. Chez Sammie, cette frontière semble bien mince. Cette dimension mystique n’est pas là pour le folklore. Elle s’inscrit dans une réflexion plus large sur la mémoire, la transmission et les héritages culturels. Le film rend hommage aux traditions orales, à la puissance de la musique noire-américaine, tout en rappelant qu’elle est née dans la douleur, dans la dépossession, mais aussi dans une irrépressible volonté d’exister. Mais Sinners ne se contente pas de bâtir un conte musical. C’est aussi une œuvre de genre, qui glisse progressivement vers l’horreur.
Et pas une horreur gratuite : ici, les vampires incarnent une forme de prédation plus ancienne, plus insidieuse. Remmick, joué par Jack O’Connell, arrive dans ce Sud moite avec deux autres musiciens blancs. Leur apparence, leur musique, leurs intentions même semblent presque innocentes. Mais très vite, leur véritable nature se révèle. Coogler utilise les codes classiques du film de vampire – l’ail, les pieux, l’interdiction d’entrer sans y être invité – pour mieux parler de domination, d’appropriation, de survie. Les monstres d’aujourd’hui n’ont plus besoin de capuches blanches.
Ils se fondent dans le décor, prennent des visages séduisants et adoptent même les langages des cultures qu’ils vampirisent. Remmick n’est pas un méchant caricatural. Il porte en lui une colère ancienne, celle des peuples colonisés ou déplacés, des Irlandais dépossédés de leur terre, de leur langue, de leur identité. Le film n’excuse pas sa violence, mais il en explore les racines. Et c’est peut-être là l’un des aspects les plus intéressants : la manière dont Sinners complexifie ses antagonistes, sans jamais perdre de vue la réalité historique. Impossible de parler de Sinners sans évoquer la place centrale de la musique. Elle est partout, dans les dialogues, les silences, les confrontations.
Le score de Ludwig Göransson, à la fois électrique et organique, accompagne les moments-clés avec une justesse rare. Mais c’est surtout le blues – cette musique née du cri et de la résilience – qui guide l’intrigue. Il y a une scène, en particulier, où le film semble suspendre le temps. Coogler y superpose les époques, les styles musicaux, les visages. Cette séquence, presque onirique, relie les sons africains aux ballades irlandaises, les spirituals aux riffs électriques. Une forme de communion, où l’on comprend que toutes ces musiques, malgré leurs origines différentes, racontent une même histoire : celle de peuples brisés, mais jamais silencieux.
Sinners n’est pas un film facile à classer. Thriller historique, drame social, conte fantastique, film de vampires... Il joue avec les genres comme avec les symboles. Ce mélange, parfois un peu chaotique, fait aussi sa richesse. Coogler ose, tente, bifurque. Il préfère le déséquilibre à la facilité. Et si tout ne fonctionne pas toujours, l’ensemble reste profondément cohérent dans son intention. Le film aborde aussi des zones plus ambiguës. Certaines scènes, autour de la sexualité ou de la représentation des femmes, peuvent désarçonner. Il y a là un discours plus trouble, parfois dérangeant, qui mérite sans doute d’être interrogé.
Mais ces aspérités font aussi partie de l’œuvre, qui ne cherche pas à plaire à tout prix. Ce qui reste, en sortant de Sinners, c’est une sensation rare : celle d’avoir vu un film qui pense. Un film qui assume ses contradictions, ses excès, ses étrangetés, tout en gardant un cap clair. Coogler y explore des territoires inédits, dans la forme comme dans le fond, et offre à Michael B. Jordan un rôle à la hauteur de son charisme – ou plutôt deux rôles, chacun porteur d’un miroir.
Il y a dans Sinners quelque chose d’intemporel, une manière de connecter les récits du passé aux peurs du présent. Ce n’est pas un film qui donne des réponses, mais un film qui pose des questions – sur la mémoire, la violence, la culture, l’appartenance. Et dans un paysage cinématographique souvent formaté, cette ambition-là mérite d’être saluée.
Note : 8/10. En bref, une plongée sensorielle entre mémoire historique, musique et vampires dont l’ambition de sortir des films formatés ne peut qu’être saluée. Il y a dans Sinners quelque chose d’intemporel, une manière de connecter les récits du passé aux peurs du présent. Ce n’est pas un film qui donne des réponses, mais un film qui pose des questions – sur la mémoire, la violence, la culture, l’appartenance.
Sorti le 16 avril 2025 au cinéma
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