23 Octobre 2025
Fanon // De Jean-Claude Barny. Avec Alexandre Bouyer, Déborah François et Stanislas Merhar.
Rendre hommage à Frantz Fanon n’est pas une mince affaire. Ce psychiatre martiniquais, penseur de la décolonisation et militant de l’émancipation, mérite mieux qu’un simple film-hommage. Avec Fanon, Jean-Claude Barny s’attaque à un monument intellectuel, un homme dont les idées ont bouleversé la manière de penser le colonialisme, la violence et la guérison. Et s’il ne réussit pas tout, il livre un film dense, sincère et souvent bouleversant, à défaut d’être véritablement incandescent. Plutôt que de dérouler une biographie classique, Fanon choisit une période précise : les années algériennes du psychiatre, entre 1953 et 1956.
Frantz Fanon, un psychiatre français originaire de la Martinique vient d’être nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. Ses méthodes contrastent avec celles des autres médecins dans un contexte de colonisation. Un biopic au cœur de la guerre d’Algérie où se livre un combat au nom de l’Humanité.
À l’hôpital de Blida, en pleine guerre d’Algérie, Fanon découvre la brutalité du système colonial jusque dans les murs de la psychiatrie. Il y observe comment la déshumanisation s’infiltre dans les pratiques médicales : des patients traités comme des objets, des vies considérées comme inférieures. Face à cela, Fanon ne se contente pas d’indigner — il agit. Il veut soigner autrement, en réconciliant les esprits meurtris par la colonisation avec leur dignité. Jean-Claude Barny montre bien cet aspect profondément humain du penseur. Son Fanon, interprété avec intensité par Alexandre Bouyer, n’est pas seulement un intellectuel ; c’est un homme debout face à l’injustice, un médecin qui refuse la passivité.
La caméra le suit dans sa colère contenue, ses doutes, ses épuisements. À travers lui, le film pose une question brûlante : comment guérir quand l’oppression est la maladie même ? Barny, qu’on connaît pour Nèg Maron ou Le Gang des Antillais, filme ici avec une grande retenue. Sa mise en scène, souvent classique, s’appuie sur une lumière douce et une reconstitution historique minutieuse. Le film respire la rigueur : des décors sobres, des dialogues précis, une narration claire. Cette solidité formelle sert le propos, mais elle l’enferme aussi. Certaines séquences, trop littéraires, peinent à transmettre l’émotion brute. Les dialogues reprennent parfois le style analytique de Fanon, au risque d’éloigner le spectateur.
On ressent le poids de la pensée, mais pas toujours sa vibration. Le résultat, c’est un film plus pédagogique qu’incandescent — un paradoxe quand on connaît la force viscérale des textes de Fanon. Et pourtant, il faut saluer la cohérence du geste. Barny veut que son film soit compréhensible, que la pensée de Fanon reste accessible. Il refuse le piège du didactisme sec en injectant du souffle, notamment grâce à la musique jazz qui, même parfois trop présente, apporte une tension nerveuse, presque charnelle. La vraie réussite de Fanon, c’est son interprète principal. Alexandre Bouyer incarne le psychiatre avec une élégance rare. Il ne tombe jamais dans l’imitation, ni dans la solennité.
Sa force, c’est la retenue. Il joue un homme au bord de l’implosion, lucide, mais rongé par la rage et la fatigue. À travers son regard, on lit la complexité d’un penseur qui doute, qui souffre, mais qui ne cède jamais. Face à lui, Déborah François campe Josie Fanon, figure discrète mais essentielle. Le problème, c’est que le scénario ne lui laisse pas beaucoup d’espace. Josie existe surtout par son mari, comme souvent dans les biopics d’hommes. Dommage, car François insuffle une douceur, une écoute, une humanité qui auraient mérité d’être davantage développées. Stanislas Merhar, en médecin colonial ambigu, ajoute une tension bienvenue.
Son personnage, oscillant entre fascination et mépris, incarne parfaitement le malaise d’une époque. Leur face-à-face, trop bref, laisse entrevoir ce que le film aurait pu devenir s’il avait davantage osé le conflit. Ce que Fanon réussit pleinement, c’est à transmettre la radicalité de sa pensée sans la caricaturer. Le film rappelle que, pour Fanon, le colonialisme n’est pas seulement une domination politique ou économique, mais une violence psychologique qui déforme les esprits et détruit l’identité. La folie, chez les colonisés comme chez les colons, devient un symptôme collectif. Barny met en scène cette idée avec finesse. Les scènes d’hôpital sont parmi les plus fortes du film : visages brisés, gestes mécaniques, silences pesants.
Fanon observe, analyse, tente de réparer. Mais il comprend vite que la psychiatrie coloniale ne peut pas guérir ce qu’elle entretient : le mépris, l’humiliation, la peur. En cela, le film rejoint l’essence même de son sujet. Fanon n’était pas qu’un médecin, mais un révolutionnaire de la pensée, convaincu que la guérison passait aussi par la révolte. Et quand il s’engage auprès du FLN, le film bascule doucement du drame intime vers le récit politique, sans jamais perdre son axe humaniste. Il y a dans Fanon une sincérité qui force le respect. Barny ne cherche pas à moderniser son sujet à coups de gimmicks esthétiques ou de slogans faciles. Il choisit la clarté, parfois au détriment de l’émotion.
Cette neutralité assumée peut frustrer : certaines séquences paraissent figées, comme si le réalisateur n’osait pas trahir la gravité de son modèle. Mais l’ensemble tient. Le film reste captivant par son propos, sa précision historique et la performance de Bouyer. Il rend lisible une pensée complexe sans la diluer. Et surtout, il remet Fanon au centre du débat contemporain — à une époque où ses mots sur la déshumanisation, le racisme structurel et les blessures coloniales résonnent toujours avec force. Certes, Fanon n’est pas un biopic flamboyant. Il ne cherche pas à faire spectacle. Mais il offre ce que beaucoup de films engagés oublient : une profonde humanité.
Celle d’un homme qui voulait comprendre avant de condamner, soigner avant de détruire, aimer malgré la haine. Fanon n’a pas la rage d’un pamphlet ni la virtuosité d’un film politique à grand budget. Mais il a quelque chose de plus rare : la dignité. Celle de parler d’un homme qui a donné sa vie pour redonner aux autres la leur. Jean-Claude Barny signe un film sincère, respectueux et instructif. Un peu trop sage, peut-être, mais nécessaire. Il rappelle que la pensée de Frantz Fanon n’appartient pas qu’aux livres d’histoire : elle brûle encore, dans chaque lutte pour la reconnaissance et la liberté. Et s’il ne fait pas l’unanimité, tant mieux. Fanon, lui aussi, dérangeait.
Note : 8/10. En bref, Fanon n’a pas la rage d’un pamphlet ni la virtuosité d’un film politique à grand budget. Mais il a quelque chose de plus rare : la dignité. Celle de parler d’un homme qui a donné sa vie pour redonner aux autres la leur. Jean-Claude Barny signe un film sincère, respectueux et instructif.
Sorti le 2 avril 2025 au cinéma - Disponible en VOD
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