23 Octobre 2025
Springsteen: Deliver Me from Nowhere // De Scott Cooper. Avec Jeremy Allen White, Jeremy Strong et Paul Walter Hauser.
Il y a des films qui racontent tout, et d’autres qui préfèrent chuchoter. Springsteen: Deliver Me from Nowhere appartient clairement à la deuxième catégorie. Pas de biopic tapageur ici, pas de fresque sur la gloire du Boss, ni de reconstitution hystérique d’une carrière à grand renfort de tubes. Scott Cooper choisit une autre voie : celle d’un homme seul, en plein doute, au moment où son art devient sa planche de salut. L’histoire se concentre sur une courte période, au début des années 80, quand Bruce Springsteen, au sommet de sa carrière, s’enferme dans une chambre du New Jersey pour écrire et enregistrer ce qui deviendra Nebraska.
La genèse de l’album “Nebraska” au début des années 80, période au cours de laquelle le jeune musicien, sur le point d’accéder à une notoriété mondiale, lutte pour concilier les pressions du succès et les fantômes de son passé. Enregistré sur un magnétophone quatre pistes dans la chambre même de Bruce Springsteen dans le New-Jersey, « Nebraska » est un disque acoustique incontournable aussi brut qu’habité, peuplé d'âmes perdues à la recherche d'une raison de croire.
Un album dépouillé, presque fantomatique, enregistré sur un simple magnétophone, sans studio ni orchestre. C’est ce geste radical, presque suicidaire artistiquement, que le film s’attache à explorer. Ce qui frappe d’abord dans Deliver Me from Nowhere, c’est son refus des conventions du biopic musical. Pas de narration linéaire, pas de success story hollywoodienne. Scott Cooper délaisse les paillettes pour se concentrer sur la fissure intime. Le film s’ouvre sur un Bruce Springsteen épuisé, rongé par une mélancolie qui flirte avec la dépression. Il ne s’agit pas ici d’un artiste en pleine ascension, mais d’un homme qui doute de tout : de sa musique, de sa place, de son héritage familial.
Jeremy Allen White (qu’on a découvert dans The Bear) incarne ce Springsteen avec une justesse impressionnante. Il ne cherche pas à l’imiter, mais à l’habiter. Sa performance repose sur le silence, le corps, les regards. Ce Bruce-là parle peu, mais tout passe dans ses gestes : une main tremblante sur la guitare, un regard perdu dans une chambre vide, un soupir qui dit plus qu’un long monologue. Il y a dans sa manière de jouer quelque chose de pudique, presque douloureux. Face à lui, Jeremy Strong incarne John Landau, le manager, le frère d’âme, celui qui comprend sans avoir besoin de mots. Leur duo porte le film. Leur relation, faite de respect et d’inquiétude mutuelle, devient le véritable moteur du récit.
Ce n’est pas un film sur la gloire, mais sur la fraternité — celle qui aide à remonter à la surface quand tout s’effondre. Deliver Me from Nowhere montre à quel point la création peut être une arme à double tranchant. Dans sa solitude, Springsteen cherche à exorciser ses fantômes : un père violent, une enfance marquée par le silence et la colère, une peur constante de ressembler à celui qu’il déteste. Le film évoque ces blessures à travers de brefs flashbacks en noir et blanc, des fragments de mémoire qui s’invitent entre deux sessions d’enregistrement. Ces scènes donnent au récit une texture poétique, mais elles manquent parfois d’aboutissement.
On sent le désir de creuser la relation père-fils, sans qu’une véritable confrontation n’ait lieu. L’émotion reste suspendue, comme une note tenue trop longtemps. Malgré cela, il se dégage du film une vraie sincérité. Cooper filme les moments de doute sans artifice : un homme qui joue seul dans la pénombre, une cassette qui grésille, un souffle entre deux accords. Ce dépouillement visuel rappelle la simplicité même de Nebraska. Rien d’inutile, rien de trop. La mise en scène de Scott Cooper est sobre, parfois presque figée, mais elle sert le propos. La photographie, signée Masanobu Takayanagi, baigne le film dans une lumière terne et froide, comme si la couleur s’était retirée du monde. Les paysages du New Jersey sont filmés avec mélancolie : des routes désertes, des maisons modestes, des bars vides.
Cette ambiance colle parfaitement à la musique de Nebraska, à son ton désenchanté. Chaque morceau semble hanter les images. Le réalisateur ne cherche pas à illustrer les chansons, mais à traduire ce qu’elles contiennent : la fatigue, la compassion, la rage contenue. Là où certains biopics cherchent la grandiloquence, Deliver Me from Nowhere choisit la retenue. Ce choix, courageux, rend le film parfois lent, presque contemplatif. Mais c’est aussi ce rythme qui lui donne sa sincérité. Ce n’est pas un film pour les fans qui attendent les refrains de Born to Run ou les stades pleins. C’est une œuvre sur la vulnérabilité, sur la peur de se perdre en route.
Le Springsteen de Jeremy Allen White n’est pas une rockstar triomphante, mais un homme ordinaire confronté à ses limites. Le scénario insiste sur cette dimension universelle : que faire quand la réussite ne suffit plus ? Comment continuer à créer quand tout semble vide ? À travers Bruce, Deliver Me from Nowhere parle de tous ceux qui cherchent à donner un sens à ce qu’ils font. La relation avec son père, incarné par Stephen Graham, donne une autre lecture du film : celle d’un fils qui tente d’aimer un homme brisé, sans y parvenir. Cooper évite le pathos, préférant la nuance à la rancune. Ce père, loin du cliché du tyran, est filmé avec empathie. On sent que sa propre détresse n’est pas si différente de celle de son fils.
Malgré ses qualités, Deliver Me from Nowhere n’échappe pas à quelques longueurs. Certaines séquences paraissent un peu trop conscientes d’elles-mêmes, comme si Cooper voulait souligner la gravité de chaque silence. Le film reste parfois dans la contemplation plus que dans l’émotion brute. Il y a aussi une frustration narrative : le récit survole certaines pistes sans vraiment les explorer. Le rapport à la célébrité, les tensions avec CBS, ou encore la manière dont Nebraska annonce Born in the U.S.A. sont effleurés mais jamais creusés. Cette retenue, si cohérente avec le ton général, finit par laisser un léger goût d’inachevé. Mais il faut reconnaître à Cooper une vraie intégrité artistique.
Il préfère un film imparfait mais sincère à une fresque calibrée pour les Oscars. Et rien que pour ça, le film mérite d’être salué. Springsteen: Deliver Me from Nowhere n’est pas un film bruyant. Il ne cherche pas à séduire par des artifices. Il parle de création, de douleur, de survie intérieure. Jeremy Allen White y trouve un rôle à sa mesure, tout en tension silencieuse, épaulé par un casting solide et une mise en scène cohérente dans son minimalisme. Ce n’est peut-être pas le biopic définitif sur Springsteen, mais c’est sans doute celui qui comprend le mieux son âme. Comme Nebraska, le film ne fait pas de bruit, mais il laisse une trace. Une trace fragile, mélancolique, et profondément humaine.
Note : 7/10. En bref, Springsteen: Deliver Me from Nowhere n’est pas un film bruyant. Il ne cherche pas à séduire par des artifices. Il parle de création, de douleur, de survie intérieure. Jeremy Allen White y trouve un rôle à sa mesure, tout en tension silencieuse, épaulé par un casting solide et une mise en scène cohérente dans son minimalisme.
Sorti le 22 octobre 2025 au cinéma
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