4 Novembre 2025
On Falling // De Laura Carreira. Avec Joana Santos, Neil Leiper et Ola Forman.
Si le cinéma peut parfois s’imposer comme un refuge pour oublier le réel, On Falling préfère, lui, le confronter frontalement. Laura Carreira signe un premier long métrage où il ne se passe rien… et pourtant tout s’écrase doucement sur ses personnages. Ici, pas de meurtre sanglant, pas de passion dévorante, ni de scandale qui secoue la société. Non, juste Aurora, trentenaire portugaise, préparatrice de commandes dans un entrepôt écossais, et sa vie répétitive, minutieusement décortiquée par la caméra. Aurora est de ces personnages invisibles, dont le quotidien est réglé par des bips électroniques et des cadences infernales.
Aurora, immigrée portugaise en Ecosse, est préparatrice de commandes dans un entrepôt où son temps est chronométré. Au bord de l'abîme de la paupérisation et de l’aliénation, elle se saisit de toutes les occasions pour ne pas tomber, parmi elles la présence bienveillante de son nouveau co-locataire polonais.
Chaque geste, chaque pas, chaque scan de produit semble calibré pour broyer la fatigue et l’humanité. Carreira filme cette routine avec une précision presque chirurgicale : les mouvements des bras, le balancement des chariots, les respirations des travailleurs… tout raconte l’aliénation silencieuse. Le spectateur est placé dans cette mécanique, obligé de ressentir la monotonie écrasante qui dévore Aurora, sans aucun artifice dramatique pour alléger le tableau. L’actrice Joana Santos mérite une mention spéciale. Sobriété, finesse, justesse : elle incarne cette solitude avec une évidence qui force l’empathie sans jamais forcer le pathos.
On ressent son épuisement, sa lente désagrégation dans un monde où les interactions humaines sont aussi rares que les pauses. Son téléphone portable devient son compagnon le plus fidèle, miroir de l’isolement et de la fragilité de sa vie affective et sociale. Aurora vit dans une colocation où les rapports humains sont réduits à des banalités, et le spectateur observe cette lutte pour maintenir un semblant de lien, souvent vain. L’univers du film rappelle l’esthétique de Ken Loach, et ce n’est pas un hasard : produit par Sixteen Films, On Falling s’inscrit dans cette tradition du cinéma social britannique. Mais Carreira apporte sa touche personnelle : une approche plus austère, plus silencieuse, presque clinique, qui refuse tout jugement et toute dramatisation.
La caméra reste au plus près de ses personnages, sans musique superflue ni manipulations émotionnelles. Le monde qu’elle décrit est dur, sans être misérabiliste. La société ultra-libérale n’est pas caricaturée, elle est simplement montrée telle qu’elle broie ses travailleurs, en douceur mais sans pitié. Ce qui frappe dans ce film, c’est le contraste entre la banalité de l’existence de ses personnages et la violence implicite de leur quotidien. Aurora vit dans une grande maison partagée, où la cuisine est la seule pièce commune, et chaque jour se ressemble : lever, travail, retour, sommeil. Même les interactions entre colocataires semblent calibrées, limitées par des horaires de travail décalés et l’épuisement général.
Le film rend cette répétition presque tangible, au point que le spectateur finit par ressentir la fatigue de ces vies monotones. Et pourtant, malgré cette dureté, Carreira ne tombe jamais dans la complaisance ou l’apitoiement. Il n’y a pas de morale lourde, pas de discours préfabriqué. Le film laisse respirer ses personnages, observe leurs gestes, capte leurs silences et les détails minuscules qui deviennent autant de signes de résistance. Le spectateur comprend que chaque sourire volé, chaque interaction anodine est une petite victoire dans un univers qui a effacé toute humanité derrière la productivité. L’histoire ne suit pas une trajectoire dramatique classique.
Aurora fera la rencontre d’un colocataire polonais, mais cette brève interaction n’apporte pas de révélation spectaculaire. Elle sert simplement à rappeler que la vie continue, qu’il existe des tentatives de lien, des tentatives de s’extraire du flot mécanique. Le film ne livre pas de happy end, mais il évite le trou noir absolu : la chute est là, lente, inexorable, mais la réalisatrice laisse un soupçon d’espoir, une respiration dans cette mécanique de l’aliénation. La mise en scène de Carreira est un autre point fort. Tout est pensé pour immerger le spectateur dans cet univers répétitif et étouffant. Les plans sont précis, les gestes répétés, et même le silence devient un instrument narratif.
La réalisatrice n’utilise pas la musique pour manipuler les émotions, sauf pour une intervention discrète d’un groupe irlandais à la fin. Chaque cadre, chaque angle, chaque geste raconte quelque chose sur la déshumanisation du travail moderne. On Falling est une étude de l’ultra-libéralisme en action, mais sans caricature ni hystérie. La productivité y est presque une force invisible qui détermine le rythme de vie des individus. La caméra observe, enregistre, restitue la fatigue, l’isolement et la solitude. La déshumanisation n’est jamais théorique : elle se voit dans les regards vides, les interactions limitées, les corps qui s’épuisent pour remplir des chariots et satisfaire des machines. C’est dur, mais incroyablement juste.
Malgré ce réalisme strict, le film reste humain. Il n’héroïse personne, n’accuse personne. Les travailleurs ne sont pas des saints ni des victimes idéalisées, juste des êtres vivants qui tentent de survivre dans un monde qui les ignore. Cette lucidité rend le film nécessaire, même s’il peut déconcerter ceux qui s’attendent à une intrigue traditionnelle ou à des émotions spectaculaires. On Falling n’offre pas de catharsis spectaculaire, mais chaque silence, chaque plan fixe, chaque détail devient un cri discret contre l’indifférence d’une société aveugle. En fin de compte, On Falling est une œuvre rare dans le cinéma contemporain : un film qui observe sans juger, qui ressent sans exagérer.
Aurora n’est pas un personnage sur lequel on projette nos désirs de rédemption, elle est un témoin de notre époque, et par elle, Carreira nous force à regarder l’épuisement et la solitude du travail moderne. La réalisatrice portugaise installée en Écosse signe un film précis, exigeant, et profondément humain, où chaque plan et chaque silence pèsent plus que mille discours. Si le cinéma doit parfois nous rappeler notre fragilité, notre fatigue et notre dépendance aux machines, alors On Falling réussit son pari. Il ne fait pas de bruit, il ne hurle pas, mais il frappe là où ça fait mal : dans la banalité, dans l’épuisement, dans l’isolement de ceux que l’on oublie trop souvent.
C’est un film qui reste avec soi, longtemps après le générique, et qui questionne plus qu’il ne divertit. Pour quiconque s’intéresse à l’humain derrière la machine, à la vie des travailleurs invisibles, ce premier long de Laura Carreira mérite une place à côté des grands films sociaux britanniques — pas pour ses twists ou son drame spectaculaire, mais pour sa précision, sa rigueur et sa capacité à observer le monde sans le trahir.
Note : 7.5/10. En bref, si le cinéma doit parfois nous rappeler notre fragilité, notre fatigue et notre dépendance aux machines, alors On Falling réussit son pari. Il ne fait pas de bruit, mais il frappe là où ça fait mal : dans la banalité, dans l’épuisement, dans l’isolement de ceux que l’on oublie trop souvent.
Sorti le 29 octobre 2025 au cinéma
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